J'ai connu le vin lourd des auberges, qui revient avec un
goût de violette et procure le sommeil épais de midi. J'ai connu l'ivresse
du soir, quand il semble que toute terre vacille sous le seul poids de
votre puissante pensée.
Nathanaël, je te parlerai de l'ivresse.
Nathanaël, souvent le plus simple assouvissement me fut une ivresse, tant,
avant, j'étais ivre déjà de désirs. Et ce que je cherchais sur les routes,
ce n'était pas d'abord tant une auberge que ma faim.
Ivresses - du jeûne, quand on a marché de très bon matin, et que la
faim n'est plus un appétit mais un vertige. Ivresse de la soif, lorsqu'on
a marché jusqu'au soir.
Le plus frugal repas me devenait alors excessif comme une débauche et je
goûtais lyriquement l'intense sensation de ma vie. Alors, l'apport
voluptueux de mes sens faisait, de chaque objet qui les touchait, comme
mon palpable bonheur.
J'ai connu l'ivresse qui déforme légèrement les pensées. je me souviens
d'un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnette;
l'avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en
sortait toujours une plus fine encore. Je me souviens d'un jour où elles
devenaient si rondes que vraiment il n'y avait plus qu'à les laisser
rouler. Je me souvins d'un jour où elles étaient si élastiques que chacune
prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement. D'autres
fois c'en était deux qui, parallèles, semblaient vouloir croître ainsi
jusqu'au fond de l'éternité.
J'ai connu l'ivresse qui vous fait croire meilleur, plus grand, plus
respectable, plus vertueux, plus riche, etc. - que l'on n'est. |