Propriété Château de MAUVES, Grand vin de Bordeaux, Graves, Gironde, Aquitaine)

Paroles à boire

          

  • 5.COLETTE

 

 Prisons et paradis


J'ai été très bien élevée. Pour preuve première d'une affirmation aussi catégorique, je dirai que je n'avais pas plus de trois ans lorsque mon père, partisan des méthodes progressives, me donna à boire un plein verre à liqueur d'un vin mordoré, envoyé de son pays natal : le muscat de Frontignan.
Coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles neuves ! Ce sacre me rendit à jamais digne du vin. Un peu plus tard j'appris à vider mon gobelet de vin chaud, aromatisé de cannelle et de citron, en dînant de châtaignes bouillies. À l'âge où l'on lit à peine, j'épelai, goutte à goutte, des bordeaux rouges anciens et légers, d'éblouis­sants Yquem. Le champagne passa à son tour, murmure d'écume, perles d'air bondissantes ; à travers des banquets d'anniversaire et de pre­mière communion, il arrosa les truffes grises de la Puisaye... Bonnes études, d'où je me haussais à l'usage familier et discret du vin, non point avalé goulûment, mais mesuré dans des verres étroits, absorbé à gorgées espacées, réfléchies.
C'est entre la onzième et la quinzième année que se parfit un si beau programme éducatif. Ma mère craignait qu'en grandissant je ne prisse les « pâles couleurs ». Une à une, elle déterra, de leur sable sec, des bouteilles qui vieillissaient sous notre maison, dans une cave - elle est, Dieu merci, intacte - minée à même un bon granit. J'envie, quand j'y pense, la gamine privilégiée que je fus. Pour accommoder au retour de l'école les encas modestes - côtelettes, cuisses de pou­let froid, ou l'un de ces fromages durs, « passés » sous la cendre de bois et qu'on rompt en éclats, comme une vitre d'un coup de poing - j'eus des Château-Larose, des Château-Laffite, des Chambertin et des Corton qui avaient échappé, en 70, aux « Prussiens ». Certains vins défail­laient, pâlis et parfumés encore comme la rose morte; ils reposaient sur une lie de tannin qui tei­gnait la bouteille, mais la plupart gardaient leur ardeur distinguée, leur vertu roborative. Le bon temps !
J'ai tari le plus fin de la cave paternelle, godet à godet, délicatement... Ma mère rebouchait la bouteille entamée, et contemplait sur mes joues la gloire des vins français.
Heureux les enfants qui ne s'enflent pas l'esto­mac à grands coups d'eau rougie, pendant les repas ! Bien avisés les parents qui dispensent à leur progéniture le doigt de vin pur - entendez « pur » dans le noble sens du mot - et lui ensei­gnent : « En dehors des repas, vous avez la pompe, le robinet, la source, le filtre. L'eau, c'est pour la soif. Le vin c'est, selon sa qualité et son terroir, un tonique nécessaire, un luxe, l'honneur des mets. » N'est-il pas lui-même une nourri­ture ? Oui, le beau temps que celui où quelques Bas bourguignons de mon clocher, réunis autour d'une fiole habillée de poussière et de soie d'arai­gnée, pinçaient les doigts en baiser sur la bouche et disaient - déjà - « un nectar ». N'êtes-vous point d'accord qu'en parlant ainsi du vin je me mêle de ce qui me regarde ? Ce n'est pas rien que de prendre en mépris, de bonne heure, à la fois ceux qui ne boivent pas de vin et ceux qui en boi­vent trop.
La vigne, le vin sont de grands mystères. Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelli­gible ce qu'est la véritable saveur de la terre. Quelle fidélité dans la traduction ! Elle ressent, exprime par la grappe les secrets du sol. Le silex, par elle, nous fait connaître qu'il est vivant, fusible, nourricier. La craie ingrate pleure, en vin, des larmes d'or. Un plant de vigne, transporté par-delà les monts et les mers, lutte pour garder sa personnalité et parfois triomphe des puis­santes chimies minérales. Récolté près d'Alger, un vin blanc se souvient ponctuellement, depuis des années, du noble greffon bordelais qui le sucra juste assez, l'allégea et le rendit gai. Et c'est Madère lointaine qui colore, échauffe le vin liquoreux et sec qui mûrit à Château Chalon, au faite d'un étroit plateau rocheux.
De la grappe brandie par le cep tourmenté, lourde d'agate transparente et trouble, ou bleue et poudrée d'argent, l'oeil remonte jusqu'au bois dénudé, serpent ligneux coincé entre deux rocs :
de quoi donc s'alimente, par exemple, ce plant méridional qui ignore la pluie, qu'un chanvre de racines retient seul suspendu. La rosée des nuits, le soleil des jours y suffisent - le feu d'un astre, la sueur essentielle d'un autre astre - mer­veilles...
Quelle journée sans nuage, quelle douce pluie tardive décident qu'une année de vin sera grande entre les années ? La sollicitude humaine n'y peut presque rien, là tout est sorcellerie céleste, passage de planète, taches solaires.
Suivez du doigt, lectrices, sur les cartes dres­sées à votre usage, le palmarès des « années », puisqu'on dit « année » tout court. Apprenez votre chronologie vinicole, et les litanies des saints Estèphe, Julien, Émilion... La mode le veut. Si - toujours au nom de la mode - vous ne mangez pas assez, du moins buvez-vous sec, depuis quelque temps. Il vous manque le discer­nement, la préférence.
Rien qu'en nommant par leurs noms nos pro­vinces et nos villes, nous chantons la louange des vignobles révérés. Il est profitable à l'esprit et au corps - croyez m'en - de goûter le vin chez lui, dans un paysage qu'il enrichit. Quelle surprise ne vous réserve pas un pèlerinage bien compris ? Vin jeunet, tâté dans le jour bleu du chai, - « fillette » angevine décoiffée sous une tonnelle poudrée à blanc par un après-midi d'été bien ora­geux, - reliquats émouvants découverts dans un vieux cellier qui ignore ses richesses ou les oublie... D'un tel cellier, en Franche-Comté, je m'enfuis comme si j'avais volé un musée... Une autre fois, le mobilier boiteux, vendu aux enchères sur une placette de village, comportait, entre la commode, le lit de fer et des bouteilles vides, six bouteilles pleines : c'est là que je fis, adolescente, la rencontre d'un prince enflammé, impérieux, traître comme tous les grands séduc­teurs : le jurançon. Ces six flacons me donnèrent la curiosité de leur pays d'origine plus que n'eût fait un professeur. J'accorde qu'à ce prix les leçons de géographie ne sont pas à la portée de tout le monde. Et ce vin glorieux, un jour, dans une auberge si noire que nous n'avons jamais su la couleur du vin qu'on nous versait... Ainsi une voyageuse garde le souvenir d'une surprise noc­turne, de l'inconnu sans visage qui ne se fit connaître que par son baiser.
Le snobisme gastronomique suscite une levée d'hostelleries et d'auberges telle qu'on n'en vit jamais. Il révère le vin. D'une foi mal éclairée, confessée par des bouches, hélas ! que blindèrent cocktails, apéritifs vénéneux, foudroyants alcools, la sapience renaîtra-t-elle ? Souhaitons le. L'âge venant, j'offre, pour ma petite part, l'exemple d'un estomac sans remords ni dom­mages, d'un foie tout aimable, d'un sensible palais conservé par un vin probe. Emplis donc, vin, bulle légère où jouent les feux sanguins d'un grand ancêtre de Bourgogne, la topaze d'Yquem, le rubis balais, un peu mauve parfois, du bor­deaux au parfum de violette.
Vient un temps de la vie où l'on prise le tendron. Sur un rivage méridional on me garde un chapelet de rondes dame-jeannes clissées. Une vendange les gorge, la vendange suivante les trouve vides, et les remplit à son tour. Ne dédai­gnez pas, détenteurs de fines bouteilles, ces vins à courtes échéances : c'est clair, sec, varié, cela coule aisé du gosier aux reins et ne s'y arrête guère. Encore qu'il soit de tempérament chaud, nous ne regardons pas, là-bas, si la journée est torride, à une grande pinte de ce vin-là, qui délasse et laisse derrière lui un double goût de muscat et de bois de cèdre.

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